Cela faisait plus de 20 minutes qu'elle attendait seule sur un banc le long des étangs. Il ne faisait pas très chaud mais il ne faisait pas froid non plus. Le ciel alourdi par une épaisse couche de nuages cotonneux semblait toucher la cime des sapins qui marquaient la limite de parc. Il était presque 13 heures et elle commençait à se dire que, à l'instar du soleil, son amant ne se montrerait probablement pas aujourd'hui.
Quelques dizaines de mètres plus haut, tenant un petit écrin rouge à la main, Monsieur Laroche-Vattel (magnat de l'hamburger "number one" et autres cervelas en tout genre) descendait sans élégance de sa grosse "BMW ZX13- 5portes - 360cv - moteur TDI - allume-cigare électronique". Il portait un costume jaune d'automne, une chemise blanche à fines rayures bleu et des chaussures en cuir noir assez usées. Rien qui ne pouvait le rattacher à une quelconque catégorie de Dandys métro-sexuel ou d'intellectuels séducteurs. En fait, aperçu de loin par quelques alcooliques myopes, il aurait pu être confondu avec un jeune faon tant ses mouvements et sa démarche relevaient de l'immaturité, de l'excitation incontrôlée et du manque total de confiance en soi. Laissant tour à tour tomber l'écrin, ses clefs de contact, puis de nouveau le précieux écrin en essayant de verrouiller son automobile, il lâcha quelques jurons mal choisi à destination de sa portière récalcitrante: ce furent des "Putain de bordel de pute", "Salope de prisunic" et autres partouzes de champs lexicaux qui se succédèrent durant de longues secondes. Une fois calmé et la voiture sécurisée, le quinquagénaire dégarni entreprit de s'ajuster avant d'aller à la rencontre de sa dulcinée qui, il l'espérait malgré son impardonnable retard, serait toujours là. Il plaqua son unique mèche de cheveux graisseux d'un geste mal-assuré et tenta de repousser sans succès des poils de nez qui venaient lui chatouiller les lèvres. Puis, dans un soupir profond pour expurger l'excédent de stress, il commença à descendre les marches qui menaient aux étangs.
Il ne viendrait pas. Il n'avait donc pas accepté sa folle proposition. Elle était étrangement assez soulagée. Cela faisait pourtant un mois que leur relation durait. Elle n'avait pas dû forcer le destin pour la commencer et elle n'était franchement pas partie sur de mauvaises bases. Bien sûr la différence d'âge l'avait immédiatement amenée en terrain dangereux. Mais elle se disait souvent que les obstacles que la société mettait sur le chemin des couples "marginaux" étaient là pour encore plus renforcer leur amour. Et puis elle n'était plus si jeune, elle approchait la trentaine et même si Jean-Claude n'était plus le grand bel étalon dont elle rêvait, elle lui trouvait néanmoins une certaine jeunesse d'esprit, notamment quand il lui récitait les plus beaux textes érotiques de Guillaume Appolinaire. Mais depuis ce dernier soir où elle lui avait posé la question fatidique et qu'il semblait en avoir été troublé, plus rien n'était pareil. Elle avait subitement cessé de penser à lui....
L’énervement de Jean-Claude Laroche-Vattel n'était pas uniquement dû à l'excitation de revoir sa maitresse mais bien au fait qu'il ne se sentait plus au commande de leur relation. Elle avait pourtant assez bien commencée. Comme d'habitude il avait fait montre de tact et de charme pour séduire la jeune demoiselle qui avait assez facilement craqué. Il l'avait alors emmenée faire le tour de ses restaurants habituels et elle ne s'était pas montrée pudique quand il avait fallut satisfaire ses délicates envies. Mais alors que leurs chassés-croisés amoureux ne duraient que depuis trois semaines, elle l'avait littéralement cloué au sol, incapable de réagir face à une proposition des plus saugrenues. Qu'est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? se demandait-il. Aucune femme au monde n'avait jamais osé imaginer un stratagème aussi tordu. Il aurait dû prendre ses jambes à son cou et rapidement oublier cette petite. Mais il s'en sentait totalement incapable. Et le voilà maintenant qu'il se dirigeait vers elle, beauté assise sur un banc, en contrebas, au bord de l'étang.
Alors qu'elle allait se lever pour se diriger vers la sortie du parc, Ludivine perçut le souffle court de son amant qui avait atteint le bas de l'escalier. Elle se retourna et s'efforça de sourire quand elle le vit si pitoyable. Son costume était tout frippé et il était au bord de la crise d'asthme. Elle lui laissa reprendre sa respiration et un rythme cardiaque constant avant de se diriger vers lui.
- "Ludivine, s'il te plait ma chérie, excuse mon inaaaaadmiiiiissible retard"
Il l'embrassa.
- "Tu es finalement venu" lui dit-elle.
- "Oui"
- "C'est... C'est merveilleux"
Il l'embrassa de nouveau.
- "Tu sais, tu ne m'a pas laissé l'esprit tranquille la dernière fois..." commença Jean-Claude, créant chez elle une subite montée d'angoisse : non seulement il avait osé venir mais en plus il avait réfléchi à sa proposition... Ces dernières heures, elle avait tant espéré qu'il aurait oublié ou fait semblant d'oublier cet épisode. Il lui fallait mettre un terme à ce malentendu et vite.
- "J'ai... j'ai beaucoup réfléchi aussi, tout cela était peut-être, enfin, c'était trop..." tenta-elle maladroitement.
- "Ne dis rien" intervint Jean-Claude tout en posant un doigt sur la bouche de sa maîtresse.
Il captura un instant son regard. Ses yeux étaient grand ouverts, miroirs hésitants prêt à engloutir le petit monde de Laroche-Vattel dans des remous bleu-verts. Il voulait sortir le précieux écrin de sa poche mais il se rendit compte que ses mains étaient moites et qu'il tremblait. Tout était si confus. Le simple contact des lèvres de Ludivine lui avait fait oublier les kilomètres de problèmes qu'une relation débridée avec cette jeune femme allait engendrer. "Comment fait-elle pour rester si impassible en ce moment crucial de nos vies ?" se demanda t'il. "Et si elle me manipulait ?" Non, c'était impossible. Du moins, il était trop amoureux pour l'envisager sérieusement.
Et si lui, la manipulait ? Ce serait un bon moyen de garder cette folie amoureuse sous contrôle, sous son contrôle...
Le silence se faisait long et Ludivine ne parvenait plus à soutenir le regard allumé de son amant-directeur-général. Cela faisait plus d’une minute qu’il la regardait en silence, triturant quelque chose dans sa poche droite. Il est peut-être aussi perdu que moi pensa t’elle…
Il faisait tout pour trouver une échappatoire logique et satisfaisante à son délire amoureux. Il tentait de se focaliser sur l’avenir proche, le lendemain, savoir en quoi il serait différent si il cédait à cette folie adolescente… Mais ses pensées perdaient de leur intensité au fur et à mesure qu’il se noyait dans le désir. Dorénavant incapable de contrôler les flux de son corps et de son esprit, Laroche-Vattel plongea la tête dans les bonnets de sa maitresse et des larmes commencèrent à perler sur le revers des balcons de soie noire protégeant les deux mamelles.
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