Il faisait beau quand je suis sorti de chez moi ce matin. Vraiment beau. Vous allez me dire, nous ne sommes plus qu'à quelques jours du printemps, quoi de plus normal que de retrouver des matins aux reflets dorés. Ce qui était un peu plus anormal c'est qu’alors que je sortais mes lunettes de soleil Aviateur (« ringardement tendance »), des grêlons de tailles diverses se mirent à tomber. Certes, quelques nuages étaient perchés assez haut dans le ciel mais je me parvenais difficilement à m'expliquer la différence de température qu'il pouvait y avoir entre la masse d'air que je fréquentais et celle qui fonctionnait comme un réfrigérateur quelques centaines de mètres au dessus de ma tête. Anyway, chaque jour nous apporte son nouveau lot de curiosités naturelles. Cela fait bien évidemment des années que l'on nous l'annonce mais depuis un an, tout semble s'être vraiment accéléré. On a vu d'étranges fleurs émerger de nos parterres et des insectes aux proportions romanesques sont apparus dans les airs. Il en va de même pour les centaines de perruches et autres oiseaux exotiques qui semblent s'être définitivement installés dans certains parcs de la capitale. Les regards ont quand même un peu de mal à s'habituer aux pelages multi-colorés qui voltigent des chênes aux érables et viennent côtoyer les pigeons sur les statues verdies par un siècle de pluies acides.
Quand je suis arrivé au bureau, la grêle avait cessé: la lumière blanche des néons de l'open-space du dernier étage était rehaussée par les rayons jaunes de l'astre qui se glissaient entre les stores vénitiens. J'eus envie un instant d'enlever mes vêtements et partir courir dans cette nature en mutation. Certaines personnes souriaient, peut-être avaient elles lu dans mes pensées ? Je me fraie un chemin dans le dédale de moquettes et de cloisons modulables jusque ma station de travail. J'allume l'instrument de torture. La dalle lumineuse s'éclaire de 65536 couleurs. Il n'y en a pas une qui me plait vraiment.
Comme tous les matins, j'ai besoin non pas d'un café mais d'information. Ça tombe bien, depuis 10 ans, elle a envahi nos espaces privés et communs. Elle est maintenant omniprésente et disponible à chaque instant. Sur le mur de fond de la salle de réunion, posée négligemment sur une chaise, dans la poche de la grande brune aux jambes interminables qui me regarde, dans l'avion qui passe au dessus de votre tête en ce moment précis ou encore dans l'ordinateur portable posé sur le bord du lit dans lequel vous vous reproduisez... le monde entier fait quelques nanomètres et se passe le message via des boites de conserve en orbite. Je suis accro. L'information immédiate est ma religion. Elle est si immédiate que j'ai parfois la désagréable impression qu'elle précède l'événement. Un problème de décalage horaire sans doute.
Les os de mon index se contractent et font rouler la boule de caoutchouc qui fait défiler les caractères. Tous pareils mais tous assemblés différemment. Aucune information ne peut normalement venir troubler le flux continu de l’actualité mondiale. Aucune. Sauf celle que je viens de lire et dont je ne peux détourner le regard...
Hier, un homme est mort. A des milliers de kilomètres d'ici. D'une longue maladie. Je lis l'information à 9h37 ce matin. Pourtant les "fils-info" de tous les sites journalistiques du monde entier annonçaient la nouvelle dans un communiqué laconique hier soir aux alentours de 23h44. Mais tous les écrans étaient éteints chez moi.
Hier soir à minuit moins seize, je ne dormais pas encore. Je lisais Arthur C. Clarke. Non pas sur un écran tactile, ni sous-titré dans un documentaire scientifique projeté en 65536 couleurs mais bien dans un livre. Pas un e-book, un vieux "J'ai lu" jauni des années soixante-dix. Et je souriais. Clarke me racontait l’histoire d’une belle-mère acariâtre et d’une Orchidée tueuse géante. Métaphore. Ses nouvelles sont toujours dotée d’un humour élégant, contiennent peu d’informations mais sont bourrées de sens.
C’est lui qui a eu cette idée visionnaire d’envoyer des émetteurs-récepteurs dans l’espace pour permettre aux humains de communiquer instantanément entre eux. Il a ensuite imaginé un réseau de machines reliées entre elles et des terminaux où chaque individu pourrait se connecter, s’identifier et rassembler des informations pour lui et pour ses pairs. Un beau projet d’hyper-communication, farfelu pour l’époque, n’intéressant que militaires et scientifiques. Mais moins de dix ans après ses divagations théoriques, le premier satellite de communication gravitait déjà au dessus de nos têtes et cinq ans plus tard le premier réseau informatique mondial était en place…
Maintenant posons nous la question... Si le tissu des relations humaines dans lequel nous vivons a découlé de l'imagination fertile d'un scientifique de génie... Arriverons-nous à garder un quelconque sens, maintenant que plus personne ne peut nous dire comment on en est arrivés là ? Quel était l’objectif de départ ?
Militaire ? Humaniste ? Scientifique ? Philosophique ? Impossible de le savoir en regardant mon écran 65536 couleurs. Heureusement, il nous reste les livres aux pages jaunies pour peut-être nous éclairer…
"Before you become too entranced with gorgeous gadgets and mesmerizing video displays, let me remind you that information is not knowledge, knowledge is not wisdom, and wisdom is not foresight. Each grows out of the other, and we need them all.
Arthur C.Clarke (1917 - 2008)